Ce nouvel an qui n’est jamais arrivé

Réalisateur : Bogdan Mureșan
Nationalité : Roumanie
Distribution : Iuulian Postelnicu, Mihai Calin, Noicoleta Hancu, Emilia Dobrin, Andrei Miercure
Durée : 1h18 mn
Sortie : 2024

Ce premier long-métrage du cinéaste roumain Bogdan Mureșanu est un film choral sur les derniers jours de la dictature de Ceaușescu.

Quel titre de film intrigant ! Le nouvel an auquel il est fait référence est et restera à jamais inoubliable. C’est en effet le 21 décembre 1989, à quelques jours de Noël, que le monde a basculé à Bucarest. Le pays est, à cette période, dirigé depuis quinze ans d’une main de fer par le dictateur communiste Nicolae Ceausescu. Ce titre du film fait aussi référence à une émission de télévision, qui, n’a jamais été diffusée, puisque Nicolae Ceaușescu et son épouse Elena sont, le jour de Noël 1989, jugés, condamnés et exécutés à l’issue d’une procédure expéditive semblable à celles que le régime utilisait contre les opposants et les dissidents. Il est aussi une critique amère de la classe politique qui a pris sa succession. En effet, ceux qui ont accédé au pouvoir après Nicolae Ceausescu provenaient du deuxième cercle de son entourage.

Signalons que Ce nouvel an qui nʼest jamais arrivé est né grâce au succès du court-métrage de Mureşanu The Christmas Gift (2018) Dans ce court, un père découvrait que son jeune fils avait posté une lettre au Père Noël exprimant le vœu que « l’oncle Nick » (surnom par lequel tout le pays désignait le dictateur tout-puissant Nicolae Ceauşescu) meure, en guise de cadeau de Noël pour son père. Dans son long-métrage, le cinéaste ajoute cinq histoires à celle-ci, le jour où la Roumanie est au bord de la révolution alors que quelques jours plus tôt la police avait tiré sur des manifestants dans la ville de Timişoara et fait beaucoup de morts.

Quatre jours avant Noël 1989, les autorités préparent les festivités du Nouvel An comme si de rien n’était, ou presque, mais « le vernis officiel commence à craquer ». Dans l’effervescence de la contestation, six destins vont se croiser dans un climat de contestation et de répression au fil d’une journée pas comme les autres. Alors que le régime de Ceausescu vacille, les destins individuels se mêlent à l’histoire collective
En faisant évoluer sous une même temporalité six personnages distincts, aux occupations et horizons variés, le long métrage de Bogdan Mureşanu trouve une façon astucieuse de raconter un moment clef de l’histoire roumaine. Chacun des six personnages subit de plein fouet la politique, le fonctionnement du régime et l’usure économique. Parmi eux, un metteur en scène de la télévision nationale roumaine doit trouver une actrice pour tourner à nouveau une partie hommage à Ceausescu qui sera diffusé pour la veillée du nouvel an, l’actrice principale ayant fui le pays. Florina, en pleines répétitions de théâtre, est alors contactée, pour un tournage le lendemain. Un étudiant activiste prévoit de fuir à l’ouest avec des amis. Une dame âgée, mère d’un cadre du parti, va être expulsée d’un immeuble en cours de démolition. Une phase introductive présente les six personnages et la construction doit beaucoup au Boléro de Ravel.

Le dictateur n’est pas incarné à l’écran, mais il apparaît à travers des photos officielles et des images d’archives.
Ce film montre les rouages des régimes communistes : écoutes, surveillances, dénonciations, spoliations, aveux forcés, pénuries, baillonnage de l’expression individuelle. La structure du film permet de mettre en lumière les différentes réactions de citoyens ordinaires face à la disparition d’un monde. Elle révèle également leur humanité, alors qu’ils vivent dans un monde de peur, de paranoïa, de désespoir.

Prix du Meilleur film Orizzonti Mostra de Venise 2024, Ce nouvel an qui n’est jamais arrivé est une tragi-comédie savoureuse, drôle et grave. Par l’importance du collectif pour vaincre l’oppression, ce film fait penser à des pans entiers de l’histoire de l’Europe contemporaine.
« Bien que situé dans un passé, ce film peut être vu comme un reflet du présent et porte un avertissement sur le futur » a déclaré le réalisateur iranien Mohammad Rasoulof à propos du film.

Philippe Cabrol, Chrétiens et Cultures

La chambre de Mariana

Réalisateur : Emmanuel Finkiel
Nationalité : France/Belgique/Hongrie
Distribution : Mélanie Thierry, Artem Kyryk, Julia Goldberg, Minou Monfared
Sortie : 2024
Durée : 2h11 mn

1943. Alors que les nazis ont envahi l’Ukraine, une jeune mère juive dépose son fils de 12 ans, Hugo, auprès de son amie d’enfance Mariana, devenue prostituée. Elle va cacher ce jeune garçon, pendant près de deux ans, au péril de sa vie, dans un placard et va ainsi le sauver de la déportation.

S’occupant de lui comme elle peut et le laissant ponctuellement sortir dans sa chambre, Mariana va avoir de plus en plus de mal à garder ce secret au sein de la maison close où elle travaille et habite. Quant à Hugo, toute son existence est suspendue aux bruits qui l’entourent et aux scènes qu’il devine à travers la cloison. Par une brèche dans le mur le garçon est le témoin de la violence de la guerre. Il devine les relations de Mariana avec les allemands, entend les échos sourds des mitraillettes au loin.

La chambre de Mariana fait penser à un quasi huis-clos par la disposition des lieux, trois espaces communicants, qui fait le récit et qui ordonne la mise en scène. Le placard, la chambre, le dehors. Le dehors, c’est la ville ukrainienne de Czernowitz, occupée par l’Allemagne nazie. La chambre est le lieu de travail de Mariana, où elle reçoit des soldats et où elle peut parler avec Hugo, quand elle l’autorise à sortir du placard. Le troisième espace est le cœur sombre du film, l’endroit où tout passera à travers ses yeux à lui, l’enfant juif caché pour échapper au pire. C’est autant ce qu’il entrevoit l’énergie de Mariana, sa beauté, sa force, son rire, ses élans de gentillesse, sa douleur et puis l’alcool qu’elle consomme à haute dose, que ce qu’il voudrait voir. Pour Hugo, le salut consiste à se réfugier dans son imaginaire et sa mémoire. Alors il ravive, ou s’invente des souvenirs. Il imagine les apparitions successives de ses parents, oncles ou cousines, devenus purs produits de son imagination. Il reconstitue le décor du salon de ses parents, il revit son dernier anniversaire en famille, les convives applaudissant en silence pour ne pas attirer l’attention des soldats qui mènent une rafle dans le quartier. Il revoit son amie d’école, Anna, pour discuter avec elle et éprouver le frisson d’un premier baiser.

Le cinéaste ne quitte pratiquement jamais le point de vue de son jeune héros. Hugo comprend sans broncher qu’un refuge n’est pas un havre de paix. Il pleure. Mariana le surveille, le protège. La peur ne le lâche pas. Tout lui semble dange-reux. Tout lui devient étranger.

Va se nouer une relation spéciale entre Marina et Hugo, tous deux prisonniers de leur condition, l’un puisant dans ses souvenirs pour tenir tandis que l’autre se noie dans la boisson. Des rapports ambigus entre eux peuvent être interprétés comme une forme de tendresse maladroite. Ils prennent une tournure bien plus perturbante dans la dernière partie du film, lors d’une scène (dans laquelle le réa-lisateur privilégie l’hors-champ) laissant pudiquement sous-entendre un acte sexuel entre les deux protagonistes. C’est avec pudeur qu’Emmanuel Finkiel met en scène l’épisode de la première relation sexuelle de Hugo dans les bras de Ma-riana, sa mère de substitution devenue son amante éphémère. La scène aurait pu être scabreuse, elle est bouleversante. Mariana souhaite transmettre à Hugo l’énergie de la vie. N’est-elle pas, pour ce jeune garçon, à la fois « passeuse de vie » et initiatrice ? C’est par l’éveil à la sexualité que cette énergie de vie arrive. Elle symbolise le triomphe de la vie alors que la mort règne tout autour. Car La Chambre de Mariana raconte aussi l’histoire d’un passage à l’âge adulte. En passant presque deux ans, caché dans un placard, Hugo vit la fin de son enfance.

À travers les épreuves que traverse Hugo, Emmanuel Finkiel veut raconter la tra-gédie partagée par tous les Juifs d’Europe de cette époque. Il est hanté par son histoire personnelle, des membres de sa famille étant morts en déportation. Le cinéaste continue à travers son œuvre filmographie à montrer les parcours de ceux qui ont échappé au pire.

Philippe Cabrol, Chrétiens et Cultures

 Mexico 86

Réalisateur : César Díaz
Nationalité : Belgique/France/Mexique
Distribution : Bérénice Bejo, Matheo Labbe, Leonardo Ortizgris
Durée : 1h33 mn – Sortie : 23 avril 2025

Déjà remarqué avec Nuestras Madres, Caméra d’Or au Festival de Cannes en 2019, César Díaz revient sur l’histoire récente du Guatemala. Dans Mexico 86, présenté au Festival de Locarno en 2024, le cinéaste belgo-guatémaltèque emprunte au chapitre de la guerre civile qui a dévasté son pays natal pendant trente-six ans, pour la conjuguer à son histoire personnelle.

Le film s’ouvre sur la brisure d’une double relation. Entre Maria et son compagnon, que les services secrets assassinent devant le domicile familial. Entre Maria et son bébé. Cette activiste opposée à la dictature militaire guatémaltèque doit s’exiler sur-le-champ au Mexique pour échapper au régime, laissant derrière elle son nouveau-né Marco, qu’elle confie à sa mère. Multipliant les identités pour assurer sa sécurité, elle garde occasionnellement le contact avec ce fils qui grandit loin d’elle, tel un étranger. Dix ans plus tard, en 1986, la mère de Maria, malade, lui annonce qu’elle ne pourra plus s’occuper de l’enfant. Marco viendra vivre de mauvaise grâce avec Maria, qui se retrouve face à un choix auquel elle n’est pas prête : poursuivre la réalisation de ses idéaux de justice ou garder son fils auprès d’elle, quitte à le mettre en danger de mort et à braver les consignes de son organisation, qui exige que les enfants des militants soient envoyés dans une « ruche » à Cuba. Devenue correctrice de presse, alors que le Mexique s’apprête à accueillir la Coupe du monde de football, Maria est en outre soumise aux pressions du chef de la guérilla, qui la somme d’obtenir la divulgation dans son journal des exactions meurtrières commises par l’État guatémaltèque.

Peut-on concilier la lutte clandestine avec la maternité ? Est-on une meilleure mère en restant auprès de son fils ou en construisant un monde différent pour lui ? Comment une mère et un fils, séparés dès la petite enfance, peuvent-ils renouer une relation, au-delà d’une simple entente ? Autant de questionnements qui déchirent l’héroïne, qui se bat pour un fragile équilibre de vie et dont l’opiniâtreté masque la vulnérabilité. Écartelée entre son devoir maternel et le combat de sa vie, Maria est prisonnière d’un insurmontable dilemme. Les motivations de sa personnalité complexe, qui s’éclaircissent au fil du récit, interrogent notre conception de la parentalité. César Díaz le souligne : « Dans l’imaginaire collectif, un père qui part à la lutte est un héros, une mère qui fait la même chose est irresponsable. »

Le point de vue de Maria demeure au cœur du film. La performance de l’actrice qui l’incarne, Bérénice Bejo, dont les parents ont rejoint la France pour fuir la dictature militaire en Argentine, s’apprécie aussi à l’aune de ce parallélisme familial. Mexico 86 conjugue suspense et tendresse, navigant entre les séquences de films d’espionnage, qu’exacerbent les pulsations de la bande-son, et les scènes émouvantes des conversations entre la mère et son fils, lovés dans leurs cachettes successives.

Dédiant Mexico 86 à sa mère, César Díaz ausculte le combat difficile des activistes qui se vouent à un engagement total, au détriment de leur vie familiale. « Faire ce film, c’était se confronter à la lutte armée menée par ma mère et au fait qu’elle soit mère. Les militants consacrent leur vie à la transformation de la société, mais ils n’ont souvent pas la possibilité de remplir leur rôle de parents. », remarque le réalisateur.
Mexico 86 est un film-maelstrom aux motifs entrelacés : révolte contre les régimes dictatoriaux, sacrifice d’une vie en vue d’un idéal, maturation accélérée d’un enfant dans un monde d’adultes exilés, relation d’une mère à son fils. Le réalisateur y autopsie l’histoire du Guatemala et poursuit, contre l’oubli, le travail de mémoire de toute une nation. À la croisée du drame intime et des combats des années 1970-80 pour la justice et la démocratie en Amérique latine, César Díaz apporte sa pierre à la reconstruction de son pays, dans un thriller politique vigoureux et sensible.

Anne-Cécile Antoni