SEPTEMBRE SANS ATTENDRE

de Jonás Trueba Espagne/France, 2024,1h54.

Avec Itsaso Arana, Vito Sanz.

Sortie : le 28 aout 2024

Présenté à la Quinzaine des Cinéastes à Cannes en 2024, Septembre sans attendre nous offre une réflexion douce-amère sur la fin d’une relation amoureuse, teintée de mélancolie.

Jonás Trueba orchestre cette histoire avec une maîtrise et une fluidité remarquables en réitérant sans cesse l’annonce de la séparation pour remettre le couple à l’épreuve de leur amour.

 

Après quatorze ans de vie commune, Ale réalisatrice, et Alex comédien, décident de mettre un terme à leur histoire. C’est la fin de l’été, on les découvre en train d’évoquer tranquillement leur séparation. On n’en connaîtra pas les raisons. Le film est centré autour de l’annonce de leur séparation à la famille, aux amis, et de façon plus surprenante au voisin et même au plombier venu déboucher l’évier. Les deux protagonistes annoncent également la préparation d’une grande fête de rupture, le dernier jour de l’été, en septembre, avec tous leurs proches. Ce sera « comme un mariage mais à l’envers », « une célébration de la séparation des couples plutôt que leur union » déclare le père d’Ale. Enchaînant coups de fil et rencontres, seuls ou ensemble, Ale et Alex annoncent leur séparation à leurs familles, leurs amis, leurs collègues. Et se rendent vite compte que l’idée de la fêter ne convainc guère. C’est généralement eux qui se retrouvent à rassurer leurs différents interlocuteurs. « Ale(x) et moi, on va se séparer… Mais ne t’inquiète pas, ça va très bien !” ». Cette phrase, les deux protagonistes ne cessent de la répéter.

Ce film n’est pas un mélodrame avec des disputes classiques. Ce qui pourrait sembler absurde se transforme en une sorte de comédie de remariage. Cette décision devient le point de départ d’une réflexion profonde. La rupture est envisagée comme une occasion de revitaliser leur relation. Ils veulent tenter une expérience. Le film se réinvente et reste toujours surprenant, ses bifurcations du récit ne cessent de nous surprendre.

Face aux différentes répliques, le couple se retrouve souvent uni. Ale et Alex sont de plus en plus partagés à propos de cette décision de séparation, qui les éloigne mais qui aussi en viendrait presque à les rapprocher à nouveau. À moins qu’Ale et Alex ne trouvent dans l’organisation de cet événement un moyen de redéfinir leur quotidien et de laisser place à leur nostalgie…

Film enthousiasmant, Septembre sans attendre, le huitième long métrage de l’Espagnol Jonás Trueba, est une comédie drolatique qui cache son jeu, dévoilant peu à peu, une poignante méditation sur le temps qui passe, sur l’amitié, sur l’amour, sur la réinvention de soi, sur ce qu’il reste à sauver, et la manière dont le cinéma peut en rendre compte.

Cinéaste reconnu comme l’héritier de la nouvelle vague, Jonas Trueba explore une voie intimiste et sentimentale, qui fait penser à Rohmer et qui en fait le plus « français » des cinéastes espagnols. De facture minimaliste, ce film capte les mouvements intérieurs et les émotions des  personnages. Il dégage une émotion réelle portée par une belle « trouvaille » de scénario, avec notamment les redites d’expressions qui tournent à des plaisanteries dont l’effet comique repose sur les répétions.

Le cinéma est aussi au cœur de cette histoire. Ale est réalisatrice, et son film dans le film – pour lequel Alex est acteur – nourrit la réflexion sur le couple et sur la vie elle-même. Les dialogues spontanés, les scènes de vie quotidienne, donnent lieu à des tas d’émotions où la frontière entre réalité et fiction se brouille. Le film ne cesse de brouiller les repères, et l’on se demande si le récit progresse ou s’il ne cesse de se répéter.

Un autre thème central du film est la répétition. Le film s’interroge sur la routine et sur la volonté de toujours se réinventer. Ce jeu de ressassement du quotidien, le comique de répétition, où les mêmes idées et dialogues reviennent comme un leitmotiv, nous questionne sur les réelles intentions d’Ale et Alex : s’agit-il d’une nouvelle façon de mieux se retrouver, ou bien encore une totale invention ? Leur famille pense d’ailleurs que tout cela n’est qu’une blague.

Septembre sans attendre est une comédie brillante, audacieuse et touchante, profondément humaine. La mise en abime est virtuose.

Précisons que le titre espagnol de Septembre sans attendre est Volveréis, c’est-à-dire « vous reviendrez ».

Philippe Cabrol, Chrétiens et Cultures

LES GRAINES DU FIGUIER SAUVAGE

de Mohammad Rosoulof. Iran/France/ Allemagne, 2024, 2h48 mn.

Avec Soheila Golestani, Setareh Maleki, Missagh Zareh, Mahsa Rostami

sortie : 18 septembre 2024

 

Depuis Le Diable n’existe pas qui a reçu l’Ours d’or à Berlin en 2020, Mohammad Rasoulof fait partie de ces réalisateurs qui maîtrisent l’écriture cinématographique pour un propos universaliste. Il fait de la lutte contre la censure un des combats de sa vie. Réalisateur important et reconnu, il fait partie des figures de la culture iranienne qui a toujours refusé de quitter son pays pour tenir tête à la censure, aux intimidations et à la répression.

Avec « Les graines du figuier sauvage », film qu’il a tourné clandestinement, il fait d’un sombre drame familial la métaphore d’un régime au bord de l’effondrement. Entre drame et thriller psychologique, son film prône le pouvoir et l’impact des femmes iraniennes dans le mouvement actuel de dénonciation du régime et de l’oppression.

 

La présence à Cannes de Mahammad Rasoulof est un symbole pour la liberté d’expression. Redouté par le régime iranien pour ses prises de position contre le fléau de la corruption dans son pays, Rasoulof a été condamné, il y a un mois, à 8 ans de prison, dont 5 ans applicables, flagellation et confiscation des biens « pour collusion contre la sécurité nationale »

Il a fui son pays à pied en passant par les montagnes. Finalement arrivé en Allemagne, il a reçu l’asile politique et le soutien nécessaire pour montrer à Cannes son film. Il attendait la confirmation que la France le laisserait entrer sans son passeport confisqué en 2017 par le régime. « Quand je traversais la frontière, je me suis retourné, j’ai lancé un dernier regard à ma terre natale et je me suis dit j’y retournerai », a raconté le réalisateur.

A Cannes, accompagné de quelques membres de son équipe, Mohammad Rasoulof a brandi deux photos montrant des portraits de ceux restés en Iran…

En l’accueillant en personne, le 77e Festival envoie un signal «à tous les artistes qui, dans le monde, subissent violences et représailles dans l’expression de leur art», a souligné le délégué général du festival, Thierry Frémaux.

L’histoire prend place au milieu des manifestations populaires iraniennes. Le film résonne forcément avec le mouvement “Femme, vie, liberté” qui secoue la République islamique depuis la mort de Mahsa Amini, cette jeune femme tuée par la répression des mœurs en 2022 et qui avait déclenché d’importantes contestations dans tout le pays. Selon Amnesty International, l’Iran a exécuté 853 personnes en 2023, le nombre le plus élevé depuis 2015.

Le figuier sauvage est une plante qui pousse d’abord sur des arbres, les racines vers le sol, après que des graines ingurgitées par des oiseaux soient déféquées. Puis le figuier s’enroule autour de son tuteur, comme un boa constricteur, jusqu’à l’étrangler afin de se dresser librement. C’est une belle métaphore pour la société iranienne malade, mais prête à se soulever. Le film contribue à semer les graines d’un mouvement qui continue à prendre de l’ampleur.

Les femmes et les jeunes sont le futur du pays, les fameuses graines du titre du film. Le figuier, qui reflète l’Iran en perdition, pourrit de l’intérieur. Il s’agit d’en faire repousser des nouveaux qui grandissent pour la liberté. Ce que le film nous montre, ce sont les combats des femmes pour se faire entendre et gagner en légitimité. Leur conscience s’éveille et cela effraie le pouvoir en place, mais chaque petite victoire est un progrès pour la culture iranienne.

 Le cinéaste iranien examine le politique par le biais de l’intime avec ce magnifique film. Les graines du figuier sauvage raconte l’histoire d’Imam, promu juge d’instruction. Il espère bientôt réaliser son rêve : devenir juge au tribunal révolutionnaire à Téhéran. Sa femme, Najmeh, est la première à s’en réjouir. Signe de son importance nouvelle, on confie une arme à feu à Iman afin de se protéger. Ce dernier a obtenu ce poste grâce à un ami. Son prédécesseur a été renvoyé, parce qu’il avait refusé de signer une condamnation à mort sans avoir eu le temps pour étudier le dossier. Iman, fonctionnaire loyal depuis une vingtaine d’années, se trouve vite coincé dans un système qui le dépasse. Il devient un serviteur du régime. Pour préserver sa carrière, son éthique personnelle est remise en question. Sa femme accepte la domination de son mari, car elle aspire à une vie bourgeoise. En revanche, leurs deux filles, Rezvan et Sana, s’indignent de la violence de la répression que connaissent les manifestants et ont des désirs d’émancipation.

Alors que la mort d’une jeune femme pendant son arrestation pour « port de vêtements inappropriés » provoque une vague de manifestations durement réprimées, Iman prononce des condamnations et se retrouve à interroger et condamner des jeunes gens de l’âge de ses filles. Son épouse s’inquiète, juge les manifestants et se fait garante de l’ordre social alors que leurs  illes se sentent solidaires des manifestations et considèrent cette révolte légitime. Elles secourent une amie gravement blessée, qui reçoit une décharge de chevrotine dans l’œil et que la mère consent à soigner, l’hôpital signifiant l’arrestation de la jeune fille. Rezvan et Sana se révoltent petit à petit contre l’attitude de leur père.

Tout s’emballe lorsque le revolver d’Iman, symbole de sa réussite sociale, disparaît, et que les soupçons se portent sur les deux filles qui regardent leur monde évoluer, en y découvrant les horreurs et les contradictions d’un système despotique et patriarcal. La déchirure générationnelle entre les parents, accrochés à la télévision, organe de propagande, et aux valeurs conservatrices, et leurs filles passionnées par les   réseaux sociaux s’accentue encore plus. Rezvan et Sana n’acceptent plus les mensonges racontés à la télévision ni l’autorité de leur père, « Le monde a changé », dit la mère pour jouer le rôle de médiatrice. « Le monde a changé, mais Dieu n’a pas changé » ponctue fortement le père.

Le pistolet incarne la brutalité aveugle des institutions islamiques et contribue à la désintégration de la famille d’Iman. Avec la perte du pistolet, le mensonge devient alors au cœur du film, où se confrontent la foi dans la propagande du régime (le père), la ruse pour se défendre (les filles) et l’aveuglement volontaire jusqu’à un certain point (la mère). Iman ne voit pas le mal dans les lois qu’il défend. Sa principale tâche est de « mater » la révolution en actant la mise à mort des manifestants. Il tombe dans un endoctrinement silencieux. Sa vision de la stabilité et de la sécurité prend un sens que ses enfants discutent et que son épouse remet en question, malgré tout le soutien affectif qu’elle lui donne en public.

Contrairement à d’autres films de Rasoulof, le mal ne se cache plus dans la banalité, dans un dilemme moral ou d’amitié, mais s’affirme dans la volonté de garder ses privilèges et de favoriser l’injustice, l’immoralité au risque de perdre sa famille,  Iman peut-il re-devenir un homme intègre dans une institution pleine de corruption ? Peut-il seulement remplir son rôle de père avec une arme cachée dans sa table de chevet ? Ce « père » n’est-il l’État iranien lui-même ?

Par ses images et la puissance de ses messages, le film peut être interprété comme une association entre les mouvements de protestation et la réalité vécue par Mahammad Rasoulof ces dernières années en Iran. Le cinéaste utilise dans son film beaucoup de vidéos véhiculées sur les réseaux sociaux. Ainsi, il transforme son film en une œuvre collective et fait entrer la révolte populaire sous forme d’images verticales contre l’injustice.

Le scénario traite avec intelligence une thématique au centre de la vie des Iraniens et du fossé qui se creuse entre les générations. A la mère qui affirme: « Le monde change », le père répond: « Mais pas Dieu ni ses lois ». La mise en scène, qui utilise des images réelles des manifestations filmées avec des téléphones, crée l’atmosphère véridique dans laquelle se déroule l’histoire.

Alternant un format rectangulaire, des plans séquences, des plans serrés avec des images documentaires filmées verticalement au smartphone, Rasoulof compose une toile harmonieuse entre la fiction et le réel pour rendre compte du vécu en Iran.

À travers cette histoire, Mohammad Rasoulof filme une métaphore du contexte sociopolitique iranien.  Filmé en écran large, Les Graines du figuier sauvage est entrecoupé d’images de manifestations, de violences policières et d’arrestations musclées, tournées au portable par le cinéaste et ceci apporte une réalité sidérante au film.

Mohammad Rasoulof signe une œuvre splendide et implacable, dont la teneur esthétique est à la hauteur de la portée politique. C’une œuvre choc contre l’obscurantisme violent du régime théocratique de Téhéran et son tragique bilan répressif. A Cannes, il a déclaré que la liberté est pour lui au-dessus de tout et qu’il en accepte de payer le prix.

Les graines du figuier sauvage a reçu le prix du jury œcuménique et le prix spécial du jury au Festival de Cannes 2024.

Philippe Cabrol, Chrétiens et Cultures