Yurt

  • Réalisateur : Nehir Tuna
  • Distribution : Doğa Karakaş, Can Bartu Aslan, Ozan Celik
  • Genre : drame
  • Nationalité : Turquie
  • Durée : 1h56min
  • Sortie : 3 avril 2024

 

 

Nous sommes en Turquie en 1996. C’est une période charnière dans la bataille historique entre la laïcité et l’islamisme dans le pays. Cette époque est  marquée par des bouleversements sociaux majeurs résultant de l’ascension croissante des organisations religieuses au sein d’un pays qui avait jusqu’alors embrassé la laïcité depuis son accession à l’indépendance. En effet la tension entre les laïcs se réclamant de Kemal Atatürk et les religieux appelant à un Islam politique est vive. Pour la première fois, ces derniers arrivent au pouvoir.

Ahmet intègre un yurt, pensionnat d’enseignement religieux musulman pour jeunes garçons âgés de dix à quinze ans créés en répercussion aux dissensions politiques turques dans la fin des années 90, sous Atatürk. Kerim, le père d’Ahmet, membre de la classe moyenne aisée, s’est depuis peu rallié au parti de Dieu et impose à sa famille de nouvelles règles de vie conformes à sa nouvelle foi. En envoyant Ahmet dans un yurt il voit en ce choix la bonne voie pour son fils, ainsi qu’une opportunité de rédemption et la pureté pour lui-même. Ahmet travaille dur pour être le fils parfait. Mais il vit un cauchemar. Le jour, il fréquente une école privée laïque et nationaliste. Le soir, il retrouve son dortoir surpeuplé, les longues heures d’études coraniques et les brimades. Nous sommes face à deux mondes d’autant plus irréconciliables qu’Ahmet tombe amoureux de Sevinç qui aime Vivaldi et exècre les islamistes. Ahmet n’est à sa place nulle part. Dans le yurt, c’est un nanti. Au lycée, c’est un menteur. Au pensionnat il fait la connaissance de Hakan, un élève issu d’un milieu très pauvre, qui l’initie aux règles de l’institution et aux façons de les contourner. Ensemble, ils rêvent de liberté.

 

Nehir Tuna s’inspire de son expérience personnelle ayant lui- même été envoyé enfant dans un yurt pendant cinq ans. L’année 1996 a été particulièrement controversée en ce qui concerne la présence des dortoirs islamiques et de l’éducation religieuse, confrontés à des perquisitions, des protestations et des discriminations au sein de la société turque.

L’histoire de Yurt nous dévoile le parcours du jeune homme tentant d’intégrer ou de concilier ces deux mondes. Ahmet est pris au piège de ce conflit larvé opposant les deux camps.Il  doit faire face à des défis complexes et épineux, résultant des tensions religieuses, des attentes de son père et de son existence dans des espaces à la fois laïc et religieux. Ahmet doute, prend le temps de la réflexion. Cette attitude se manifeste dès les premières minutes du film, alors que les adolescents du yurt sont hypnotisés par l’écran en regardant un sermon religieux à la télévision, à l’exception d’Ahmet qui conserve une certaine distance vis-à-vis du groupe. Ce jeune homme n’est pas un rebelle. Son innocence finira par le précipiter dans une tragédie. Le film fonctionne comme une lente descente aux enfers à travers le tourment individuel du  jeune homme et la tragédie qui embrase le pays. Les instincts d’Ahmet, adolescent, étudiant, amoureux sont constamment réprimés et anesthésiés par les modèles de comportement contradictoires auxquels il doit se conformer.  Le film montre la puissance de la spirale dans laquelle ce jeune héros se trouve inexorablement pris. Les individus qui le trahissent, son propre père et son ami, ne cherchent qu’à tirer profit de lui, leur unique préoccupation étant leur intérêt personnel. Ils reflètent de manière impitoyable mais pertinente les divers acteurs qui déchirent la Turquie entre religion et laïcité.

Nehir Tuna livre un scénario particulièrement bien écrit qui suggère le caractère carcéral des  moments à l’école coranique (barreaux aux fenêtres, surveillance par des pensionnaires eux-mêmes, portes fermées, formes circulaires, lignes verticales …)et la restriction de libertés. Le réalisateur porte un regard aiguisé sur le quotidien d’une telle institution, décryptant tous ses rouages. Il accompagne tous ses personnages sans ne jamais les juger, quelles que soient leurs attitudes et leurs convictions. Nehir Tuna alterne les plans rapprochés sur les visages, en particulier ceux d’Ahmet et de Hakan, et les vues plongeantes sur les couloirs, sur les vestiaires, …

Avec sa photographie en noir et blanc saisissante et captivante, Yurt est une œuvre passionnante, complexe, qui refuse tout schématisme sur l’adolescence, l’embrigadement, la résistance à la tradition ou aux parents. Le réalisateur dit à propos de son film « j’ai essayé d’apporter ma propre expérience personnelle pour raconter une histoire qui transcende la lutte macro-politique entre religiosité et laïcité, exprimant l’isolement et la pression auxquels Ahmet est confronté alors qu’il lutte pour répondre aux attentes de sa famille et pour appartenir à quelque part ».

 

L’affaire Abel Trem

  • Réalisateur : Gábor Reisz
  • Distribution : Gáspár Adonyi-Walsh, Istvan Znamenak, András Rusznáknre
  • Genre : drame
  • Nationalité : Hongrie, Slovaquie
  • Durée : 2h07min
  • Sortie : 27 mars 2024

Le troisième et nouveau long-métrage de Gabor Reisz, grande figure du cinéma indépendant magyar, raconte l’échec et les mensonges d’un candidat au baccalauréat, autour duquel les esprits s’enflamment, servent de prétexte à une exploration de la polarisation de la société hongroise. Avec ce film, grand prix du meilleur film de de la section Orizzonti du dernier Festival de Venise le réalisateur brosse un tableau triste de la Hongrie de Viktor Orban.

En 1989, la Hongrie se libère, comme d’autres pays de l’Est de l’Europe, du joug soviétique et connaît pendant vingt ans une alternance politique relativement paisible. En 2010, la victoire de Viktor Orbán et de son parti politique change profondément le pays. Grâce à une écrasante majorité à l’assemblée, Orbán fait voter une nouvelle Constitution qui fait référence aux « racines chrétiennes » de la nation hongroise, et tente de restreindre les libertés individuelles, notamment dans le milieu universitaire. Au-delà de cette décision, ce sont des questions de société qui vont diviser la population hongroise. En mai 2023, alors que se déroulent les épreuves du bac, la police réprime brutalement des manifestations de lycéens protestant contre l’état du système scolaire hongrois. C’est dans ce contexte que nous entraîne le film de Gábor Reisz. Le cinéaste place son personnage principal, un lycéen prénommé  Abel, entre un père patriote et fervent défenseur d’Orbán et un professeur d’histoire très critique sur le Premier ministre et l’état actuel du pays.

 

Les films sur l’éducation, sortis sur grand écran en ce mois de mars 2024, reflètent les réalités sociales et politiques de leur époque : après La salle des profs d’Ilker Çatak, huis clos dans un collège allemand perturbé par une série de vols et Pas de vagues, de Teddy Lussi-Modeste, fiction sur un professeur  de français accusé à tort de harcèlement, voici L’Affaire Abel Trem.

 

Dans ce dernier film, le cinéaste ne choisit pas un éducateur comme personnage principal, mais un lycéen : Abel Trem. Né dans une famille bourgeoise qui soutient inconditionnellement le régime en place de Viktor Orban, cet adolescent, qui désespère son père, s’intéresse peu à ses études. À la suite de son oral du baccalauréat, Abel échoue à l’examen. Au lieu de confesser son manque de travail à ses parents, le garçon ment et désigne Jakab, son professeur d’histoire, comme coupable. L’homme lui aurait reproché le port d’un pin’s à cocarde — un symbole nationaliste lié à la révolution de 1848 — et aurait traité son père de « connard qui vote pour Orban», le Premier ministre populiste. Ces propos vont remonter, via l’entourage de la famille et une journaliste, jusqu’ au gouvernement et vont déclencher un scandale politico-médiatique. Piégé par son mensonge, Abel saisit progressivement toutes les répercussions de son insouciance.

Débutant autour d’enjeux plutôt intimes, L’Affaire Abel Trem va par sa construction narrative, qui alterne différents points de vue, révéler les clivages de la société hongroise, tant sur le plan social que politique. L’intrigue se déroule sur dix jours, elle se compose de trois chapitres distincts, un pour chacun des personnages principaux : Abel, son père et son professeur, mais on peut également y ajouter la journaliste. La tension monte tout au long du film et nous dévoile les liens et ramifications improbables qui créent ce scandale et qui échappent totalement à Abel. Dans ce long-métrage, trois problématiques sont développées sur fond de critique du pouvoir en place : la place de l’éducation dans la société, le phénomène des fake news avec le rôle de la journaliste face à une situation qu’elle ne maîtrise plus, et le portrait d’un lycéen coincé entre ses parents et son libre arbitre. Le réalisateur déclare à propos de son film « la pression de ses parents sur Abel est la même que celle que j’ai subie durant mon lycée: cette pression familiale qui veut vous pousser vers l’université même si vous ne le souhaitez pas. Je me souviens très bien de cette période sensible : vous n’avez que 18 ans, c’est la première fois que vous tombez amoureux, la première fois que vous prenez vraiment conscience de l’environnement autour de vous, et c’est très difficile de prendre une décision sur son propre avenir. C’est cet état que j’ai voulu retranscrire dans le film »

Gábor Reisz prend son temps et donne à chaque personnage l’occasion d’apparaître dans son quotidien. Il montre toutes les facettes des personnages, jusqu’ à l’impossibilité d’un dialogue de réconciliation entre le père d’Abel et l’enseignant, l’un et l’autre étant campant sur des positions radicalement divergentes. Le cinéaste maîtrise avec justesse, précision et nuances une intrigue complexe, ouvrant un vaste champ de réflexion sur la société hongroise contemporaine mais également plus largement sur l’éducation et la jeunesse du XXIème siècle. Concernant la situation actuelle en Hongrie, L’affaire Abel Trem, film ni moral, ni directement politique, évite les pièges les plus grossiers du manichéisme tout en exposant les clivages traversant cette société et en présentant toutes les facettes suggérant qu’au-delà des oppositions politiques, vérités et mensonges ne sont pas si faciles à distinguer.  

 

 

Philippe Cabrol, Chrétiens et Cultures